Marcher au pas et trébucher: Masculinités allemandes à l’épreuve du nazisme et de la guerre
Une approche nouvelle de “l’homme et de la guerre : un vieux couple “
Le domaine de la guerre est traditionnellement un domaine masculin. C’est peut-être pour cette raison que cet ouvrage a vu le jour : pour interroger le lien entre la masculinité et la guerre, plus particulièrement la Deuxième Guerre mondiale en rapport avec l’idéologie nazie.
C’est dans une approche pluridisciplinaire, entre Histoire allemande et histoire des genres, qu’est né cet ouvrage. Il est le résultat de différents séminaires et journées d’étude. Il prend place dans un projet de recherche plus large consacré aux rapports entre genres, sexualités et guerre intitulé : “Amour / Guerre / Sexualités : une autre histoire de l’Europe au XXème siècle”. Il est intéressant de noter que les nombreux intervenants sont de différentes nationalités, leurs écrits ont été traduits en français par Odile Demange. Publié par les presses Universitaires du Septentrion, le recueil est dirigé par Elissa Mailänder, Professeure d’histoire à Sciences Po Paris et par Patrick Farges, Professeur d’histoire à l’Université de Paris, dont certains se souviennent peut-être encore qu’il a enseigné au département d’Études germaniques de la Sorbonne Nouvelle.
Ce travail assez novateur cherche à développer les “Critical Men’s studies” en France où elles n’ont qu’une considération assez récente, contrairement à l’Allemagne ou aux pays anglos-saxons. Ce sujet est plus souvent abordé sous le rapport des sciences sociales, il l’est ici sous l’angle historique de la vie quotidienne, autrement dit l’Alltagsgeschichte.
L’objectif de ce collectif est d’interroger l’évolution et l’influence de l’idéologie nazie sur les différents aspects de la masculinité, que ce soit dans un cadre privé, comme le mariage, ou dans un cadre militaire, comme la camaraderie, ou bien dans un cadre social.
Il se découpe en huit chapitres avec une préface et une postface. Chaque chapitre rédigé par différents intervenants est consacré à un aspect de la masculinité. On part d’abord d’une approche du début de l’idéologie nazie avec l’exemple des légions du Condor, qui étaient déployées en Espagne pendant la guerre civile. Leur approche de la masculinité n’est pas encore modulée par l’idéologie nazie, même si on en trouve déjà les prémices. Puis on aborde les influences nazies dans le rôle de genre masculin selon différentes approches. C’est ainsi qu’on retrouve de nombreux aspects de la vie quotidienne : du soldat déployé au front et des lettres à son épouse à l’universitaire bigame, en passant par le Juif vivant dans une société régie par des lois raciales, les prisonniers de guerre aux États-Unis ou les cas d’homosexualité chez les soldats de la Wehrmacht. Par exemple, la masculinité se confronte à ses différentes facettes avec la camaraderie qui ne la sape pas, mais au contraire la magnifie, ou avec l’homosexualité, qui la met en péril. Le dernier chapitre se penche sur un exemple de masculinité dans un mariage inhabituel puisqu’il s’agit d’un “pacte de mariage” nazi.
L’idéal de masculinité nazie n’est-il pas rempli de contradictions qui rendent sa définition très flexible ? Que ce soit à la guerre, dans le couple, entre camarades soldats ou même en tant que père, la masculinité ne se réduit pas à une seule approche. Il reste une marge de manoeuvre à chacun qui semble contradictoire avec l’idéologie, particulièrement dans le chapitre sur l’homosexualité, mais aussi dans les lettres entre époux et le chapitre sur les soldats. Cette pensée totalitaire poussée par la propagande semble au final bien plus poreuse qu’à la première impression.
Si le livre aborde de nombreux aspects de la masculinité et permet d’en faire un tour assez large, il aurait été intéressant d’aborder notamment la paternité qui, dans le chapitre 8, est seulement vue du point de vue géniteur. Comment fonctionnaient la transmission des valeurs avec les garçons? Les schémas se poursuivaient-ils, se reproduisaient-ils ? Comment les filles étaient-elles réceptives à la vision de la masculinité qu’on leur présentait ? Le père de famille et son statut à la tête de cette micro-société, jouent une rôle considérable dans une société bien plus complexe. On peut aussi se pencher sur le cas de ces soldats qui revenaient de la guerre blessés, que ce soit physiquement ou psychiquement. Pouvaient-ils encore se conformer au type idéalisé de la masculinité nazie? Ou bien comment, quand le corps ne suit plus parce qu’il vieillit, la masculinité est-elle vécue?
Il s’agit d’un livre très récent dont la portée n’est pas très visible pour l’instant, même si une recension d’Elisa Goudin, Professeure dans notre département, peut être trouvée sur La vie des idées, le site de la revue du Collège de France. Ce livre a l’intérêt d’ouvrir le débat sur un nouveau sujet d’étude. Il s’agit d’un livre grand public où sont abordés des sujets de société et des cas particuliers. De nombreux détails et de mise en contexte en rendent la lecture aisée, même pour les néophytes, et donnent une vision un peu plus nuancée de cette période dont le grand public a une image très stéréotypée, surtout en France.
Au final, tout est résumé dans le titre : on a une allusion à la marche au pas, la cadence presque militaire, stéréotype de la masculinité sous le régime nazi. Et c’est cette masculinité forte qui trébuche et dans laquelle on voit ses contradictions et ses limites.
CN
Patrick Farges et Elissa Mailänder (dir.), Marcher au pas et trébucher. Masculinités allemandes à l’épreuve du nazisme et de la guerre, Presses du Septentrion, 2022. 244 p. ISBN2757436821