Corine Pelluchon, professeure de philosophie politique et d’éthique appliquée à l’université Gustave Eiffel, a accepté un échange avec nous de propos autour de son livre Les Nourritures – Philosophie du corps politique. Elle a reçu le prix Günther Anders de la pensée critique en 2020 et a été promue au rang de Chevalière de la Légion d’Honneur en 2021. On retrouve son énergie dans tous ses ouvrages, lesquels témoignent de sa passion pour les sujets qui la poussent à écrire. Ses œuvres reflètent une personne ayant une expérience riche et une sensibilité très grande. Après une quinzaine de livres qui témoignent d’une grande cohérence, elle vient de passer deux ans en Allemagne. Pour elle, partir à l’étranger permet de parler d’autres langues, de découvrir d’autres cultures et de prendre un peu de distance par rapport à son pays et à soi-même. Corine Pelluchon a acquis une certaine légitimité et ses ouvrages sont traduits dans plusieurs langues. Elle a conduit un travail de terrain pendant plusieurs années sur la fin de vie et l’éthique médicale, mais aussi auprès de nombreux acteurs impliqués dans le domaine de l’alimentation, de l’agriculture et de l’élevage, et a été auditionnée une vingtaine de fois par des représentants politiques pour des questions de société liées à la bioéthique, au rapport aux animaux et à l’écologie. Elle alterne des ouvrages de fond et des ouvrages destinés à un plus grand public et donne régulièrement des conférences en France et à l’étranger.
Être une philosophe
Nous avons débuté l’échange autour du fait d’être une philosophe aujourd’hui dans notre société. Comment le devenons-nous ? On voit que, pour elle, faire de la philosophie permet de poser des problèmes et de proposer sinon des réponses, du moins des pistes de réflexion aidant à affronter les défis actuels. L’origine de la philosophie est l’inquiétude. Celle-ci l’a conduite à philosopher sur la fragilité de la démocratie, sur la destruction de l’environnement et l’érosion de la biodiversité et sur les problèmes éthiques, politiques et existentiels associées à notre habitation de la Terre et à nos rapports aux animaux. Corine Pelluchon s’inscrit dans une longue lignée de philosophes. En entretien tout comme dans ses livres, elle évoque ses prédécesseurs, notamment le philosophe Emmanuel Levinas. Ses travaux s’inscrivent aussi dans le sillage des Lumières, mais elle aborde ces dernières de manière critique, comme on le voit dans son livre Les Lumières à l’âge du vivant (Seuil, 2021) mais aussi dans sa thèse sur Leo Strauss (Leo Strauss, une autre raison, d’autres Lumières, Vrin, 2005). Leo Strauss est un philosophe juif allemand qui assiste à l’effondrement de la République de Weimar et à la montée du nazisme et conduit une critique de la modernité en soulignant la nécessité, pour contrer la déshumanisation et résister au retournement de la démocratie contre elle-même, d’une éducation philosophique et morale exigeante. Cette interrogation demeure un fil directeur pour Corine Pelluchon. Cependant, juste après sa thèse, elle part un an aux USA et s’oriente vers les problèmes liés aux pratiques médicales, aux biotechnologies ainsi qu’à nos rapports aux animaux et à la nature. Autant de questions qui supposent d’examiner à nouveaux frais la manière dont nous pensons l’humain et de s’interroger sur les conditions permettant d’y répondre de manière démocratique. Selon elle, le rapport aux animaux est important en lui-même et il a aussi une dimension stratégique, révélant ce que nous sommes devenus ou ce que notre modèle de développement a fait de nous : la maltraitance animale, qui est, à ses yeux, une figure du mal, pointe les dysfonctionnements et les contradictions de notre société et souligne la violence extrême que nous acceptons d’infliger à d’autres êtres sensibles. Ainsi, la philosophie aide à concevoir des pistes de réflexion pour renouveler la compréhension que nous avons de nous-mêmes et de notre condition, que Corine Pelluchon pense en insistant sur notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard des éléments, des écosystèmes et des autres vivants. Il importe également de prendre conscience à la fois des obstacles au changement social et des leviers pouvant nous amener à opérer la transition écologique et solidaire qui est nécessaire pour éviter l’effondrement.
Nous avons continué l’échange autour de son ouvrage Les Nourritures publié aux éditions du Seuil en 2015 puis une nouvelle fois publié en format de poche en 2020. Il s’agit d’un livre solaire, porté par une certaine énergie. Les Nourritures est un ouvrage apportant des pistes de réflexion fondamentales pour penser la condition terrestre de l’humain et faire entrer l’écologie et la justice envers les animaux dans la démocratie. L’écologie est articulée à une philosophie de l’existence qui prend comme point de départ notre besoin de manger, le fait que « vivre » est toujours « vivre de » et « vivre avec ». La citation suivante illustre cette idée : « Manger est un acte économique, moral et politique. » Trois ans plus tard, elle publie Éthique de la considération (Seuil, 2018) qui est la suite des Nourritures : l’auteure, après avoir montré les implications éthiques et politiques de sa philosophie du « vivre de » et des nourritures, s’interroge sur les motivations concrètes qui poussent les individus à agir. Elle se demande quelle transformation de soi peut réduire le décalage entre la théorie et la pratique, la pensée et l’action, qui est l’un des défis majeurs, de nos jours, puisque cette prise de conscience, bien que beaucoup reconnaissent la réalité et la gravité du réchauffement climatique et admettent l’importance du bien-être animal, n’est pas suivie de changements réels dans les styles de vie et les modes de production.
Comment arriver à motiver les individus afin qu’ils aient un désir de changer ?
Éthique de la considération s’interroge sur les manières d’être des personnes et sur le lien entre représentations, valeurs ou évaluations, émotions et comportement qui pourraient nous permettre d’être plus sobres, d’avoir du plaisir à changer nos styles de vie et à répondre aux défis actuels de manière démocratique. Pour Corine Pelluchon, la considération renvoie à un processus de transformation de soi qui conduit le sujet à reconnaître son appartenance au monde commun, qui est lié aux générations passées, présentes et futures et au patrimoine naturel et culturel et forme une transcendance dans l’immanence. Cette prise de conscience, qui est en réalité une expérience qu’elle appelle transdescendance, s’effectue en approfondissant la connaissance de soi comme être charnel, vulnérable et engendré, et modifie en profondeur le sujet. Ses aspirations et ses affects changent. Percevant l’épanouissement des autres vivants comme une composante de son propre épanouissement, il n’a plus envie de les dominer. La considération, qui est le contraire de la domination, implique que l’on ait comme horizon de ses pensées et de ses actions le désir de transmettre un monde habitable.
Dans Les Nourritures, Corine Pelluchon pense l’écologie comme la sagesse de notre habitation de la Terre qui est toujours une cohabitation avec les autres, humains et autres qu’humains. L’écologie possède donc une dimension sociale, liée au partage des nourritures et à la manière dont nous cohabitons. Elle a aussi une dimension existentielle associée à la manière dont nous nous comprenons, ce qui est inséparable, de nos jours, d’une réflexion sur le caractère destructeur de nos modes de production et sur les souffrances que nous infligeons aux animaux. La philosophie offre des concepts et un questionnement complexe qui ressort de l’écologie politique, même si ce travail se distingue du militantisme et de ce que font les partis politiques.
Dans Les Nourritures, l’auteure insiste sur l’essence généreuse du monde. En effet, les aliments ne sont pas des objets de représentation et leur saveur est plus riche que ce que nous pouvons décrire par le concept. De plus, nous ne mangeons pas seulement pour satisfaire nos besoins, mais, en mangeant, il y a une dimension de plaisir, une manière de savourer les aliments qui illustre cet excédent du sentir. « La vie est aimée et est elle-même sa propre fin », écrit-elle en citant Levinas. Il importe de tenir compte de ce que révèle le plaisir attaché aux choses sensibles, leur richesse, leur excédent qui va au-delà du besoin et fait la grâce de la vie. Ainsi, Corine Pelluchon écrit : « En insistant sur le plaisir attaché au fait de vivre et en associant la justice à la convivialité, cette philosophie promeut un humanisme de partage, selon lequel mon bonheur ne dépend pas seulement de ce que je possède et m’approprie, mais également de la place que j’accorde aux autres êtres humains et non humains, ainsi que de la transmission d’un monde commun » (Les Nourritures, p. 328).
Manger comme acte social total : « Vivre de … »
Manger renvoie à l’oralité. En effet, cet acte est une incorporation, puisque quelque chose d’extérieur vient à l’intérieur de soi. Les troubles de l’alimentation sont aussi des troubles d’oralité, au sens où il y a un refus d’incorporer ou à l’inverse une volonté de se remplir en se jetant sur la nourriture. Ainsi, l’existence n’est pas seulement à penser à la lumière du projet, mais il importe d’insister aussi sur sa dimension de réceptivité. Cette porosité entre moi et le monde renvoie à une philosophie du sentir qui met au jour notre être-avec-le-monde-et-les-autres. Le fait de manger est un fait social total, à la fois biologique et culturel, intime et culturel, voire symbolique, et il a une signification éthique et politique sur laquelle l’auteure des Nourritures insiste plus particulièrement. Afin d’expliciter son propos, elle écrit :« Manger est un dire (…) Quand je mange, je dis la place que j’accorde aux autres, humains et autres qu’humains, au sein de mon existence (…) Je dis si j’assigne des limites à mon bon droit au nom du droit des autres à exister (…). Je montre si je suis prête à faire couler le sang des bêtes, à tolérer le gavage des oies, pour un plaisir substituable ». Plutarque exprimait l’idée que l’alimentation carnée n’est ni naturelle ni nécessaire et que la violence imposée aux animaux est injuste et disproportionnée. Enfin, la faim ou la malnutrition ne sont pas liées essentiellement à des pénuries, mais à des problèmes de justice, de spéculation, d’accès à la nourriture disponible.
Propositions liées à l’ouvrage
La protection de la biosphère, la justice envers les autres, humains et autres qu’humains, et la préservation de la biodiversité sont entrées dans la politique, mais les changements menant à des transformations dans les modes de production et de consommation et sur le plan des structures sociales et économiques sont difficiles à effectuer. La pesanteur des habitudes et surtout les intérêts économiques constituent des obstacles. De manière générale, même quand l’humain sait quel est son bien, il ne le fait pas forcément. Comme Hobbes l’a montré, les hommes ne veulent pas forcément aujourd’hui ce qu’ils ont voulu hier. Ainsi, si la protection de la biosphère est une condition de notre existence et s’impose comme un nouveau devoir de l’État, il importe d’en faire une norme, de revenir pour cette raison à l’idée du contrat social. La deuxième partie des Nourritures présente ainsi un nouveau contrat social. Ce dernier ajoute aux finalités classiques du politique, c’est-à-dire à la coexistence des libertés et à la réduction des inégalités, la protection de la biosphère, la justice envers les générations futures et les autres espèces, le bien-être animal et la convivialité, le fait que vivre n’est pas seulement survivre, mais avoir du plaisir à vivre. Dans ses autres ouvrages, Corine Pelluchon s’interroge sur les conditions permettant concrètement d’arriver à des améliorations de la condition animale dans une démocratie pluraliste, où les individus n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes représentations (Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Alma, 2017 et Rivages, 2021). Elle s’interroge aussi sur les moteurs du changement social et sur les conditions faisant de la transition écologique un projet d’émancipation et une chance, et pas seulement un fardeau (Les Lumières à l’âge du vivant).
Parler d’espérance aujourd’hui, est-ce possible ?
Parfois, un sentiment d’impuissance face à la situation climatique et politique actuelle se fait sentir. On parle d’éco-anxiété pour traduire les émotions liées à ce sentiment de ne pas voir l’avenir, d’avoir l’impression que le pire se produira et que personne ne réagira à temps. Le risque est alors de se laisser submerger par des émotions négatives. Pourtant, l’origine de d’éco-anxiété est le désir que l’humanité soit à la hauteur des défis actuels, comme l’a montré l’auteure dans L’espérance, ou la traversée de l’impossible (Rivages, 2023). Cette noble origine (l’amour du monde et la peur pour lui) doit être soulignée ainsi que le fait que les éco-anxieux refusent le déni. Ce sont des sentinelles, pas seulement parce qu’ils avertissent des dangers, mais parce qu’ils témoignent du fait que la situation actuelle exige une remise en question profonde de nos schémas de pensée. Pour ne pas s’effondrer intérieurement, il est cependant important de s’entourer et de partager ses émotions, afin de ne pas seulement regarder ce qui ne va pas, mais d’être aussi attentif à celles et ceux qui agissent, font des choses utiles, et mettent ainsi en œuvre les idées exprimées dans Les Nourritures.
Le livre Les Nourritures est une plongée dans la pensée riche, construite et exigeante de Corine Pelluchon. Nous concluons notre échange avec une citation extraite de son ouvrage Réparons le monde. Humains, animaux, nature (Rivages, 2020) : « La prise en compte de la dimension écologique doit faire partie de toute réflexion sur la condition humaine ».
Interview : PAL et ETR
Texte : ETR