Rencontre littéraire : L’Allemagne en littérature: Mémoire, frontières et langues

Jeudi 21 novembre à 18h, durée 1h, Bibliothèque Sorbonne Nouvelle, campus Nation, Sorbonne Nouvelle

Interview de Daniel Argelès et Stéphane Michaud présentant les deux intervenants et leur atelier dans le cadre du festival Focus Allemagne.

Qui êtes-vous et par quel parcours académique et professionnel êtes-vous passé ? 

Daniel Argelès : Germaniste de formation (ENS Fontenay-St-Cloud, agrégation, doctorat à la Sorbonne Nouvelle sous la direction de Jürgen Ritte), je suis maître de conférences en allemand à l’École Polytechnique, où j’enseigne la langue et la culture (musique, littérature, philosophie). Je suis membre du groupe de recherche des germanistes de la Sorbonne Nouvelle et de Nanterre, le CEREG (Centre d’Études et de Recherches sur l’Espace Germanophone). Mes recherches portent sur la littérature allemande des XXe et XXIe siècles dans ses rapports avec l’histoire. J’ai notamment écrit sur (et traduit) des auteurs d’Allemagne de l’Est confrontés dans leur existence à deux dictatures, à la Guerre Froide et au Mur (qu’ils ont connus des deux côtés, à l’Est puis en exil à l’Ouest), et, depuis 1989-90, à l’Allemagne unifiée.

Stéphane Michaud : Professeur de littérature comparée à la Sorbonne Nouvelle de 1994 à 2014, plusieurs fois directeur de cette unité d’enseignement et de recherche, j’ai centré ma vie de chercheur et de critique écrivain (aux Editions du Seuil, chez Hachette et Gallimard, comme aux Presses Sorbonne Nouvelle, que j’ai dirigées pendant près de dix ans) sur un but : réhabiliter de grandes figures injustement négligées. Au premier rang desquelles, les femmes : Flora Tristan, franco-péruvienne contemporaine de George Sand, fer de lance du combat pour le droit des femmes et des ouvriers ; Lou Andreas-Salomé, « l’alliée de la vie », écrivaine née à Saint-Pétersbourg, soutien de Rilke et l’une des disciples majeures de Freud.

Familier de l’Allemagne, ma seconde patrie, où j’ai grandi, étudié et enseigné à de nombreuses reprises (à Heidelberg, Berlin et Iéna), j’ai parallèlement privilégié la dimension de passeur entre la France et l’Allemagne. Notre université étant une université des cultures, j’ai ouvert mes étudiants à la vocation universelle de la poésie. Ils ont appris à rencontrer à la Sorbonne les poètes d’aujourd’hui, Yves Bonnefoy et Michel Deguy, et leur ami de Weimar, Wulf Kirsten, dont je suis le traducteur.

Portrait de Wulf Kirsten.

« Kirsten est un passeur. Il fraie des chemins. » Stéphane Michaud

En quoi consiste votre conférence? 

D. A. : Il s’agit d’une lecture-rencontre à deux voix, autour de la littérature et de l’Allemagne. Stéphane Michaud présentera l’écrivain Wulf Kirsten et je présenterai un recueil de nouvelles que j’ai écrites (en français) autour de l’Allemagne et des questions de mémoire. Mes récits entrent en résonance avec les thématiques portées par la poésie et la trajectoire de Wulf Kirsten : comment vivre les dictatures, pourquoi écrire, comment ne pas rester captif des conflits de l’histoire ?

S.M : Présenter une conférence serait déplacé. Dans le court laps de temps qui m’est imparti, je ferai entendre la voix forte et neuve du poète, son timbre unique qui mêle les accents régionaux de la Saxe, foyer agricole et artistique, aux grandes voix de la poésie allemande et mondiale. Je donnerai des pistes pour approcher une création par ailleurs très ouverte à la France. Libre et fraternelle, la parole chez Kirsten est un lieu de vie. Elle s’offre à tous comme un renouveau. Elle dresse notre monde en « maison à vivre ». Dans notre monde, de plus en plus raidi dans le nationalisme et la haine de l’autre, sa parole courageuse et lucide, dresse des ponts entre les hommes. Kirsten est un passeur. Il fraie des chemins.

Kirsten, qui nous a quittés voici bientôt deux ans, était un ami de notre université. Mon seul souci, dans le dialogue établi avec Daniel Argelès, sera de faire éclater l’actualité et la vigueur de sa parole.

Libre et fraternelle, la parole chez Wulf Kirsten est un lieu de vie. Elle s’offre à tous comme un renouveau. Elle dresse notre monde en « maison à vivre ». Dans notre monde, de plus en plus raidi dans le nationalisme et la haine de l’autre, sa parole courageuse et lucide dresse des ponts entre les hommes.

Stéphane Michaud

Pourquoi la mémoire traumatique de l’Allemagne est un sujet qui vous tient tous les deux à cœur?

D. A. : La mémoire de ces traumatismes est un sujet central pour la littérature allemande, qui a cherché et cherche encore à comprendre, témoigner, se souvenir, rendre hommage, vivre avec. Elle est aussi un sujet essentiel pour la société, qui, dans ses craintes, ses refoulements, ses aspirations, est encore traversée par ces questions et héritages. L’enjeu politique du travail de mémoire sur les totalitarismes (ou de son déni) est énorme, on le voit tous les jours en Allemagne, en France, dans le monde.

Dans le fascicule du Festival, il est précisé que dans votre conférence vous évoquez la mémoire traumatique à travers votre expérience de l’écriture et de la traduction. Selon vous qu’est ce que votre expérience de traduction apporte à l’analyse de textes de mémoire traumatique?

D. A. : Traduire ces écrivains, que j’ai connus et que je traduis encore, de même qu’écrire sur leurs textes, m’a permis de mieux comprendre ce qu’ils ont vécu et la façon dont l’écriture leur a permis de se constituer en sujets face à l’histoire. La recherche, comme la traduction, est une lecture attentive, qui permet de mieux saisir les émotions, les choix esthétiques, la singularité d’une voix. Se confronter dans le travail de traduction à des mots intraduisibles, à des tournures polysémiques, aux réseaux lexicaux qui traversent un texte, aux références conscientes ou inconscientes à d’autres auteurs ou contextes permet de mieux sentir les textes et l’écriture vibrer. C’est aussi, en un sens, faire de la micro-histoire.

Grâce à votre conférence nous découvrirons aussi le dernier recueil de Daniel Argelès, En un souffle. Nouvelles allemandes (Triartis 2024). 

Pouvez vous nous partager ce qui vous a poussé et inspiré à écrire ce recueil? (s’adresse à Daniel Argelès)

D. A. : L’écriture de textes de fiction, en parallèle à mon travail d’enseignant-chercheur et de traducteur, m’accompagne depuis longtemps. Ce recueil, plus spécifiquement tourné vers l’Allemagne, est né de ma relation intime avec ce (ou plutôt ces) pays, où j’ai vécu, où je me rends régulièrement, dont la langue, la culture, l’histoire m’accompagnent tous les jours. Il s’inscrit également dans le prolongement de mon travail : des figures de la littérature germanique que je lis en cours avec mes étudiants comme Paul Celan, Gertrud Kolmar, ou le poète yiddish Yitskhok Katzenelson, y jouent un rôle important. De même que ces écrivains de RDA exilés à l’Ouest pendant la guerre froide et que j’ai publiés en édition bilingue pour mes étudiants, Klaus Schlesinger (La fin de la jeunesse, 2019) et Utz Rachowski (La lumière des jardins, 2021). La figure du philosophe Theodor W. Adorno a inspiré la troisième nouvelle du recueil. Et puis j’ai essayé de comprendre ce que signifiait cette chose apparemment simple et pourtant profonde qu’est la vie à l’étranger. C’est la question à laquelle sont confrontés les personnages des deux dernières nouvelles : un Français qui retourne à Berlin pour y marier sa fille, un jazzman allemand qui devient père à Paris.

Vous parlez de l’écriture comme une liberté et un lieu de survie. L’écriture de la mémoire traumatique peut avoir un rôle cathartique pour son auteur. En quoi peut-elle être bénéfique pour le lecteur selon vous?

D. A. : La littérature est l’occasion pour un lecteur de se rendre compte qu’il n’est pas seul avec les questions qui le traversent. Par-delà les cultures, les langues, les époques, les générations, la spécificité des engagements politiques, nous vivons tous dans un monde qui se dérobe, qui change et qui nous change, qui nous blesse, qui nous inspire. La littérature permet de s’ouvrir à cette communauté de destin dans sa diversité (et donc solidarité).

Quelle trace aimeriez vous laisser aux participants de votre conférence? Que voulez-vous qu’ils tirent de cette discussion?

D. A. : D’abord une réflexion sur l’histoire, à un moment où nos sociétés se trouvent à la croisée des chemins et où l’histoire semble vouloir hoqueter, se répéter. Ensuite, le réconfort de voix ayant souffert de persécutions et ayant trouvé dans l’écriture à la fois un outil et un baume, et une possibilité de s’affranchir en partie de leur domination.

Quelques ouvrages chers à Stéphane Michaud : 

CC

Pour aller plus loin, consulter les pages universitaires de Daniel Argelès et de Stéphane Michaud, contenant leurs publications universitaires : https://portail.polytechnique.edu/dlc/presentation/enseignants/daniel-argeles

https://shs.cairn.info/publications-de-Stéphane-Michaud–6258?lang=en