Entre héritage culturel et choix linguistique
Depuis des décennies, les frontières européennes deviennent de plus en plus poreuses. Le marché unique européen et la mondialisation ont favorisé l’installation croissante de personnes dans d’autres pays ; pour voyager, faire des études, travailler ou chercher un refuge dans un pays offrant plus de sécurité. Ainsi, il arrive qu’une famille plurilingue et pluriculturelle se forme. Les questions que les parents de ces familles se posent se ressemblent souvent : comment transmettre une identité bilingue et biculturelle à mon enfant ? Comment éviter de privilégier une langue ou une culture au détriment de l’autre ?
Tout d’abord, il est essentiel de comprendre qu’une identité bilingue ne se résume pas à la maîtrise de deux langues. Le linguiste François Grosjean la décrit ainsi : « Le bilinguisme n’est pas une somme de deux monolinguismes, mais une compétence intégrée qui varie selon les besoins et les contextes. » Les bilingues créent ainsi leur propre culture, qui repose sur l’aspect dynamique et contextuel du bilinguisme.
Puis, certains pourraient se poser la question « Pourquoi l’éducation bilingue est-elle si importante pour les parents, locuteurs de deux langues distinctes? ». Il est possible d’arguer que les enfants bilingues ont une tendance à apprendre d’autres langues plus facilement que les enfants monolingues, en plus des deux langues qu’ils maîtriseront naturellement grâce à leurs parents. Ou alors, que les enfants bilingues possèdent une flexibilité cognitive accrue, c’est-à-dire qu’ils arrivent bien à effectuer plusieurs tâches simultanément. Mais si on pose la question aux parents rapidement, il est évident que le choix de l’éducation bilingue n’est pas seulement un choix rationnel, mais aussi et avant tout un choix du cœur qui repose sur le désir de transmettre un système de valeurs ou des éléments culturels plus spécifiques, comme l’humour, qui ne se traduit jamais à cent pour cent d’une langue à l’autre.
Si la décision d’opter pour une éducation bilingue est donc souvent rapidement prise, il n’est souvent pas simple de choisir un modèle linguistique. Il existe deux modèles qui sont très célèbres : le modèle OPOL (One parent, One Language) et le modèle ML@H (Minority Language at Home).
Le modèle OPOL a été développé par le linguiste Maurice Grammont dans son ouvrage Observations sur le langage des enfants, qui a été publié dans les années 1920. Grammont pensait que chaque parent devrait parler une seule langue (de préférence sa langue maternelle) pour éviter la confusion chez l’enfant. Cette idée a été popularisée au XXe siècle par des chercheurs comme Annick De Houwer dans ses travaux sur les familles bilingues.
Si chaque parent parle exclusivement une langue à l’enfant, cela a l’avantage d’être clair pour l’enfant : l’enfant associe une langue à chaque parent. La capacité plus rapide à différencier les langues entraîne souvent un développement précoce. Bien que l’idée soit que l’enfant soit exposé de manière régulière et équilibrée aux deux langues, un déséquilibre est possible, par exemple quand un parent est moins présent et que l’enfant n’entend par conséquent que rarement la langue, ou quand un parent ne maîtrise pas la langue de l’autre parent, l’enfant est obligé de parler la langue de l’autre parent en sa présence.
Le modèle ML@H a émergé dans les années 70-80 avec l’essor de l’immigration et des familles multilingues. Il est souvent associé aux travaux de Colin Baker, qui a étudié comment les familles maintiennent les langues minoritaires face à la pression des langues majoritaires. Ce modèle prévoit que les parents décident de parler uniquement la langue minoritaire à la maison, tandis que l’enfant apprend la langue majoritaire dans son environnement extérieur (école, amis, médias). L’idée est de s’assurer du fait que l’enfant sera exposé suffisamment à cette langue minoritaire, de manière à ce qu’il ne l’oublie pas par la suite, même si celle-ci n’est pas enseignée à l’école, par exemple. Ce modèle permet une maximisation de la maîtrise de la langue minoritaire, mais il risque de mettre l’enfant à l’écart au moment de la première rentrée à l’école, compte tenu du fait que l’enfant n’a pas été beaucoup exposé à la langue majoritaire jusque-là.
En fin de compte, le choix du modèle dépend du contexte familial et social. Dans certains cas, une approche plus flexible que les modèles élaborés peut être préférable.
Même si les parents concernés sont souvent convaincus des bienfaits du bilinguisme, ils doivent également faire face à des obstacles.
Un obstacle fréquent sont les préjugés sociaux comme la conception selon laquelle le bilinguisme retarde le développement linguistique, même si aucune étude ne peut prouver cela.
De plus, il arrive qu’un enfant bilingue subisse la pression de l’environnement majoritaire et refuse ainsi, par exemple, de parler allemand en France, car « personne ne parle comme ça ici ».
Dans ce genre de situation, il pourrait être utile d’inscrire l’enfant dans une école bilingue, au sein d’un programme linguistique ou dans une association franco-allemande. De plus, des applications, des jeux ou des livres audio dans la langue minoritaire pourraient amener de manière ludique l’enfant à s’intéresser davantage à cette langue.
Pour conclure, nous pouvons constater que le bilinguisme familial est à la fois un défi (relevable) et une opportunité unique pour développer une identité hybride riche.
Il est temps de normaliser et de valoriser les identités bilingues et biculturelles qui deviendront de plus en plus fréquentes dans un monde globalisé. Ce sont des identités dont nous pouvons beaucoup apprendre et qui enrichissent beaucoup notre société, tout en ayant de manière naturelle la capacité de regarder au-delà de l’horizon.
WR
Bibliographie
- Grosjean, F. (2010). Bilingual: Life and Reality. Harvard University Press.
- De Houwer, A. (2009). An Introduction to Bilingual Development. Multilingual Matters.
- Baker, C. (2014). A Parents’ and Teachers’ Guide to Bilingualism (Quatrième Édition). Multilingual Matters.
- Harding-Esch, E., & Riley, P. (2003). The Bilingual Family: A Handbook for Parents (Deuxième Édition). Cambridge University Press.