Comment les réalisateurs utilisent-ils la pluralité des langues pour représenter l’expérience de la migration et la quête de soi?
Quand un personnage se retrouve dans un pays étranger, loin de sa langue et de sa culture, que reste-t-il de son identité? Le cinéma, en particulier dans des films comme Transit de Christian Petzold, La Haine de Mathieu Kassovitz, ou Incendies de Denis Villeneuve, se pose cette question. En montrant des protagonistes entre deux mondes, ils explorent la façon dont la langue peut être un obstacle ou un élément de rébellion. À travers le plurilinguisme, ils dévoilent les problématiques de l’exil, de l’isolement et de l’éclatement identitaire auxquels sont confrontés ceux qui cherchent leur place dans deux ou plusieurs mondes.
Multilinguisme: un instrument d’isolement et d’étrangeté
Dans Transit, Christian Petzold va au-delà du simple choix linguistique pour faire de la langue un outil narratif qui montre la condition des migrants. Il utilise principalement l’allemand pour des dialogues qui se déroulent à Marseille et installe grâce à cela une distance temporelle et géographique entre les personnages et leur environnement. En effet, tout au long du film, les spectateurs ne sont pas certains du lieu et de l’époque dont ils sont témoins, et ne savent pas non plus s’il s’agit d’un espace réel. La déconnexion linguistique reflète l’isolement émotionnel et identitaire des personnages en exil. Pour eux, la langue n’est pas simplement un moyen de communication, mais un symbole de la perte de leurs racines. Autrement dit, parler une langue qui n’est pas celle du pays dans lequel on se trouve évoque le sentiment d’être « en transit », et donc coincé entre deux mondes. De plus, le protagoniste adopte une nouvelle identité pour survivre dans ce monde incertain, ce qui illustre une fragmentation identitaire. Les réfugiés de Transit se retrouvent dans un espace-temps indéfini, comme des limbes, où l’impossibilité de communiquer dans la langue locale devient un facteur d’exclusion. La situation montrée dans le film reflète l’intérieur des personnages, qui, après avoir perdu leur terre d’origine, ont du mal à se reconstruire et à s’adapter à un nouvel environnement.
La langue allemande parlée à Marseille souligne l’isolement des réfugiés, qui se retrouvent coincés entre deux mondes. (Image: Stadtkino Filmverleih)
La langue est un marqueur de division identitaire
La Haine de Mathieu Kassovitz montre la langue comme un marqueur de division d’identité. Ce film analyse l’identité de jeunes issus de l’immigration vivant en banlieue parisienne. Le mélange de français et de verlan représente leur désir de se distinguer ainsi que leur rejet des normes imposées par la société. Le verlan peut être vu comme une langue « rebelle » et devient donc un moyen de se faire entendre face à un déchirement entre deux mondes: celui de leur culture d’origine et celui d’une société qui les considère souvent comme des étrangers. Kassovitz explore aussi la manière dont leur identité est marquée par cette dualité, avec une lutte constante pour s’affirmer dans un monde qui ne les inclut pas.
La langue est un témoignage de l’exil et de la mémoire
Incendies, un film de Denis Villeneuve, utilise la dualité linguistique entre le français et l’arabe pour donner forme aux souvenirs de migration et de perte. Le film, adapté de la pièce de théâtre de Wajdi Mouawad, raconte l’histoire d’une jeune femme qui, en découvrant le passé complexe de sa famille au Moyen-Orient, se retrouve à la croisée de plusieurs identités. Le choix de ces deux langues ne se limite pas à un aspect narratif, mais il devient un instrument de mémoire. L’arabe, langue maternelle de la famille, symbolise l’origine et le lien avec la terre, tandis que le français symbolise l’exil. Ce plurilinguisme explicite la fracture entre le passé et le présent, l’intimité des souvenirs en opposition avec la pression de s’adapter dans un autre monde. Par exemple, la mère de la protagoniste dit : « Nous sommes tous les deux pris dans ce qui nous échappe, tu ne comprends pas? La guerre, les langues, les noms… Tout ça nous a volé nos vies. » Ce dialogue souligne non seulement le passé, mais aussi la façon dont la guerre et la migration ont volé une part de leur identité, laissée fragmentée par les langues et les lieux qu’ils ont dû traverser. Dans ce contexte, le plurilinguisme devient plus qu’un simple élément narratif: il symbolise l’effort constant pour réconcilier différentes parties de soi, chaque langue ouvrant une porte sur une identité différente. Villeneuve nous montre ainsi que la langue, en tant que témoin du passé et de l’histoire, devient un moyen pour les personnages de voyager à travers le temps, de se reconnecter à leurs racines et de refermer les cicatrices laissées par la guerre et l’exil.
Pour conclure, à travers des films comme Transit, La Haine et Incendies, le cinéma nous invite à réfléchir sur l’importance des langues dans l’expérience de la migration et de l’identité. Dans ces films, les réalisateurs utilisent la langue non seulement comme un moyen de communication, mais aussi comme un symbole d’isolement. Pour les personnages, le plurilinguisme devient un obstacle, un facteur qui les fait se sentir séparés à la fois de leur passé et de leur présent. Les personnages sont partagés entre plusieurs cultures, cherchant un équilibre entre l’adaptation à un nouveau monde et le désir de garder leurs racines. La langue, qu’elle soit un héritage ou une barrière, reflète cette dualité.
Le spectateur de ces films se pose une question essentielle, au-delà du cinéma: comment, en tant que société, pouvons-nous mieux comprendre et intégrer ceux qui portent les récits de la migration et de la fragmentation identitaire? Comment créer un environnement où ces voix plurilingues sont écoutées? Peut-être que, face à ces réalités, il est temps que chacun de nous réfléchisse à la manière dont nous pouvons mieux écouter et comprendre ceux qui vivent des luttes, et à la manière dont nous pouvons contribuer à une société plus inclusive et plus humaine.
KF