Comment serait un monde dans lequel les femmes ne sont pas seulement des objets du regard, mais les narratrices de leurs propres histoires? Un regard qui ne juge pas, mais qui comprend.
Pour pouvoir répondre à cette question, nous allons faire un petit voyage dans le temps: au cours des dernières décennies, le mouvement féministe en France et en Allemagne a découvert de plus en plus la langue comme un outil pour casser les rôles de genre. En particulier dans le cinéma et la littérature, les auteures et réalisatrices féministes utilisent la langue pour déconstruire le concept de genre et établir de nouvelles visions de la féminité et du sexe. La langue devient donc un instrument d’émancipation, mais aussi de résistance contre les structures traditionnelles et patriarcales. Mais comment la langue est-elle utilisée pour redéfinir le genre, et comment les réalisatrices françaises et allemandes emploient-elles des stratégies narratives pour lutter contre les normes de genre?
Dès 1971, le court-métrage Für Frauen 1. Kapitel de Christina Perincioli devient l’un des premiers films réalisés par des femmes et pour des femmes, et il aborde le thème de la discrimination salariale. Les années suivantes, un mouvement croissant se fit sentir et le séminaire international du cinéma féminin au Berliner Arsenal parlait de sujets tels que « les femmes dans la lutte du travail », « les femmes dans les médias » ou bien encore « sexualité et comportements de rôle ». C’était le début du cinéma féministe.
En 1973, un événement marquant s’est déroulé au cinéma Arsenal: le premier Séminaire International du Film Féminin. (Image: Marian Stefanowski)
En général, la langue féministe est utilisée de manière créative en allemand et en français pour fluidifier les frontières du genre. En allemand, les personnes utilisent de plus en plus des formulations neutres, comme « SchülerInnen », ou des termes alternatifs tels que « Studierende», qui n’ont pas de forme masculine privilégiée et incluent donc aussi les personnes non-binaires. Cette langue, également présente dans les films, vise à inclure tout le monde. En français, le pronom neutre « iel » commence à être utilisé. Ces évolutions linguistiques sont des éléments qui se trouvent dans les œuvres des réalisatrices.
Quels sont les derniers moments où vous vous êtes sentis vraiment compris ou vus? Quels films ont eu cet effet sur vous? Ces questions nous poussent à réfléchir sur la façon dont les personnages, surtout les femmes, sont montrés à l’écran. Le female gaze ou regard féminin est lié à une idée qui a été développée par Laura Mulvey en 1975. Dans son article, elle parle du male gaze (regard masculin) et explique que, dans la plupart des films, les femmes sont montrées comme des objets que les hommes regardent. Elle parle de trois types de regards : celui de la caméra, celui des personnages et celui des spectateurs. Malheureusement, dans les films classiques, c’est souvent le regard des hommes qui domine.
,,Le female gaze doit exister à contre-courant. À contre-courant des classiques, à contre-courant du système, à contre-courant des références cinéphiles. Et les films qui y recourent, lorsqu’ils parviennent à voir le jour, nécessitent qu’on se batte pour eux afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli ou le silence.” (Iris Brey, Le regard féminin : Une révolution à l’écran)
La féministe allemande, Stephanie Morcinek, connue pour son blogue “femininnen”, m’a indiqué pourquoi le female gaze est important:
« Filme, die den Female Gaze annehmen, haben durchaus einen positiven Einfluss auf die Gesellschaft, weil sie veraltete Vorstellungen von Geschlechterrollen hinterfragen sowie aufbrechen und eine vielfältige Repräsentation von Frauen, ihren Träumen und Wünschen fördern. Dazu werden patriarchale Strukturen hinterfragt und alternative Lebensformen aufgezeigt. Das schafft positive Vorbilder und normalisiert die Gleichberechtigung. Ich freue mich, dass es immer mehr Filme und Serien gibt, den den Female Gaze annehmen und bin manchmal geschockt, wenn ich Serien oder Filme aus den 1990ern oder 2000ern anschaue, die ich damals gefeiert habe, heute jedoch nur noch den Kopf schütteln kann, wie Charaktere dargestellt und teilweise abgewertet wurden (siehe z.B. die Darstellung von Monica in Friends oder Bridget Jones « Body Shaming »). »
Le film Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma est un exemple de la manière dont le female gaze et la langue créent un monde d’égalité et appuient cette citation d’Iris Brey. Ici, tout tourne autour du regard : des regards échangés entre femmes, l’appréciation en silence et même sans l’utilisation de la langue. Les femmes se voient et se comprennent : elles ne sont pas des objets passifs, mais des sujets actifs qui définissent leur propre liberté. Les pronoms sont rarement utilisés, ce qui donne aux personnages une liberté. Celle-ci se reflète également dans la narration et questionne le genre en tant que construction, mais aussi les stéréotypes. Sciamma montre dans son film un monde presque utopique où les femmes partagent librement leur savoir sur leur corps ou leur identité et s’entraident, comme le font les mouvements féministes.
Héloïse et Marianne sont unies par un regard mutuel qui dépasse les rôles traditionnels de genre. (Image: Lilies Films/ Arte France Cinéma)
« Je m’en fiche de ce que vous en pensez » (Sans toit ni loi)
Les films de Margarethe von Trotta Die bleierne Zeit et d’Agnès Varda Sans toit ni loi sont d’autres exemples de l’utilisation du langage féministe au cinéma. Le film Die bleierne Zeit utilise un langage réservé, qui laisse de nombreux détails non dévoilés et donne au public la possibilité de lire entre les lignes. Cela symbolise la situation de nombreuses femmes, qui doivent cacher leurs vrais sentiments et besoins à cause des attentes de la société. À travers des paroles comme « Tu ne me comprends pas » ou « C’était différent de ce que tu crois », le film crée une distance émotionnelle qui montre la dynamique de la communication féminine dans des structures patriarcales.
Dans une autre perspective, le film Sans toit ni loi d’Agnès Varda utilise un langage différent, mais aussi rebelle. La protagoniste Mona s’exprime de manière directe et presque provocante, car elle parle d’une manière qui refuse de se conformer aux attentes sociales et aux comportements féminins stéréotypés. « Je m’en fiche de ce que vous en pensez », dit Mona à un moment donné. De plus, elle parle uniquement lorsque cela est nécessaire, ce qui symbolise un refus d’avoir à s’expliquer, d’avoir à expliquer ses actions, ses sentiments. Cette attitude peut être vue comme une forme de résistance contre le patriarcat. Un autre signe de la langue féministe dans les deux films est l’utilisation d’un langage collectif. Dans une scène de Sans toit ni loi, des femmes chantent ensemble, créant ainsi une communauté qui permet à Mona de trouver une appartenance en dehors des conventions sociales, dans lesquelles elle ne se sent pas à l’aise.
Marianne et Juliane sont sœurs. Marianne se consacre à la ‘lutte d’armée’, bien que Juliane, rédactrice d’un magazine féministe, n’aime pas son radicalisme. Quand elles se retrouvent en prison, leurs conversations montrent leur passé commun marqué par la répression. (Image: Berlinale Archiv)
Les stratégies narratives féministes de réalisatrices comme Margarethe von Trotta, Agnès Varda et Céline Sciamma ne remettent pas seulement en question les structures narratives traditionnelles, mais transforment aussi la manière dont nous comprenons le genre. Grâce au female gaze et à la langue, les femmes ne sont plus réduites à des objets passifs. Morcinek nous explique:
«Die Sprache prägt die Wahrnehmung der Charaktere, indem sie Machtstrukturen, Selbstbestimmung und authentische Erfahrungen reflektiert. Durch Dialoge, die Stereotype vermeiden und individuelle Stimmen hervorheben, wird das Publikum eingeladen, gesellschaftliche Normen zu hinterfragen und neue Perspektiven auf Geschlechterrollen zu entwickeln. Dies stärkt das Verständnis für Gleichberechtigung und Diversität. »
KF