J’apprends l’allemand de Denis Lachaud ou grandir entre les langues

Né à Paris en 1964, Denis Lachaud découvre les langues dans un parcours classique : lors de voyages scolaires en Allemagne organisés par ses professeurs de collège, puis pendant son second cycle d’études. C’est au cours de ces études en langues, ponctuées d’aller-retours en Allemagne, qu’il se découvre une passion pour le théâtre: son jeu, mais aussi son écriture et sa production. En 1998 est publié J’apprends l’allemand, première œuvre romanesque de sa bibliographie. Sa production s’étoffe tout au long des décennies suivantes, entre théâtre et romans, dont certains toujours autour de la fondation de l’identité en parallèle avec l’apprentissage des langues.

L’enfant plurilingue dans J’apprends l’allemand

J’apprends l’allemand nous narre l’évolution du jeune Ernst entre les langues. Le petit garçon que l’on rencontre dès le début du roman explique par ses mots d’enfant que ses parents viennent d’Allemagne, se sont installés en France après la Seconde Guerre mondiale et lui interdisent, ainsi qu’à son frère Max, de parler allemand. Denis Lachaud explique toutefois que les langues n’étaient pas le cœur même de son projet romanesque : «L’idée de départ pour J’apprends l’allemand n’était pas du tout l’Allemagne, ni même les langues ; c’était d’écrire un roman sur la place du silence dans l’héritage familial. » En effet, Ernst se construit sur un silence qui le définit mais qui le guide également. C’est sa soif de réponses qui le pousse à mener l’enquête sur ses origines.

« Il y a en moi Berlin, il y a en moi les pleurs de mon père sur mon oreiller, ses brusques sautes d’humeur, ses efforts désespérés pour gommer le passé, son silence, le silence de ma mère pour l’accompagner. »

Face à ce silence, le personnage principal se tourne comme instinctivement vers l’apprentissage de la langue allemande, en optant d’abord simplement pour celle-ci comme langue vivante en classe de sixième. Nous avons affaire au récit d’une biographie langagière, tant dans l’évolution du jeune homme, dans l’apprentissage de la langue allemande que dans la découverte des racines langagières de ses parents.

« Ma mère a parlé anglais pendant neuf ans, allemand pendant dix, puis français. Ma langue maternelle est la troisième langue de ma mère. »

On suit ce récit de vie à travers les langues lorsque Ernst rencontre son correspondant allemand Rolf, qui devient un ami proche, puis lorsqu’il enchaîne les aller-retours en Allemagne et finit par s’y installer. Le roman se dote également d’extraits métalinguistiques, quand le jeune homme commente les expressions usuelles, idiomes et onomatopées utilisées par les Allemands, citant des panneaux publicitaires ou bien des entrées du dictionnaire bilingue qu’il consulte pour enrichir son vocabulaire.

Sa découverte de la langue allemande se fait en parallèle de celle des multiples facettes de son identité. Ernst se définit, ainsi qu’il l’exprime, par l’hérédité. Contrairement à son père et à son frère Max, il souhaite découvrir ses parents plus éloignés, comme pour mieux se connaître lui-même. Mais ce sont aussi ses expériences qui le forgent : il découvre avec Rolf la sexualité et les relations homosexuelles et développe une relation forte avec l’Allemagne comme terre d’accueil, où il finit par s’installer.

« Il y a en moi tout ce que je ne sais pas, les mains de cet homme à l’œuvre, ses cris, les cris de ses victimes, son bras armé, le sang qui coule, il y a en moi les fosses, les charniers, les fils barbelés, les trains, les chambres à gaz, les fours crématoires, Auschwitz, il y a en moi Die Endlösung der Judenfrage, « la solution finale de la question juive », il y a en moi Hermann Wommel. »

Un tableau des causes et conséquences du silence dans la famille allemande

Au-delà du récit de vie d’Ernst, le roman semble porteur d’un message fort concernant les causes et conséquences du silence dans le cercle familial, dans la situation ici particulière d’une famille allemande émigrée en France après la Seconde Guerre mondiale.

L’auteur aborde en ce sens de manière imagée le sentiment de culpabilité ressenti par plus d’un Allemand après le crime contre l’humanité : de nombreuses images ont trait à la vue (Ernst voit très mal d’un œil) et au refus de voir :

 « Peut-être qu’avec ton œil gauche, tu voyais des choses que tu ne voulais pas voir. » 

« – Eh, Rolf , ça te dirait d’aller à Dachau avec moi ? 

(…) – Ernst, on sait, nous, on n’a pas besoin de voir»

Le thème de la propreté est aussi symbolique de la volonté des générations postérieures à la guerre d’effacer ce que leurs prédécesseurs ont commis, de même que les multiples allusions à des motifs très courants de l’après-guerre, comme le train ou bien la fuite des responsables nazis en Amérique latine : 

(Ernst, parlant de son père) : « Il passe son temps à faire le ménage comme s’il voulait effacer nos traces (…) Espèce de vieux con, je t’emmerde, astique-le ton appartement, frotte par terre, aspire la merde sur ta moquette, il n’y en a pas, mais aspire-la quand même, donne mes affaires à tes copains, vends mon lit à ton voisin, raie-nous de la carte, va t’installer en Amérique du Sud comme tous ces enfoirés de nazis qui se cachent sous les feuilles des bananiers. »

On perçoit nettement l’ambivalence entre la honte et le déni chez les personnages grâce à la plurivocité employée dans le texte, qui nous donne accès aux mots et pensées de différents personnages, dont Max, le frère d’Ernst, qui nourrit une certaine haine envers ce dernier et s’en distingue par son refus catégorique d’être associé à un quelconque héritage allemand.

Enfin, bien qu’il soit porteur d’un message sur le silence, le roman est aussi celui de la langue sous toutes ses formes. Le langage est utilisé non seulement dans sa fonction la plus simple, transmettre un message, mais aussi dans sa fonction performative, quand dire, c’est faire, alors qu’Ernst décide de défier les limites que lui imposent ses parents. Quelques mots avant la fin du roman, son futur semble tracé sur cette ligne de mire : 

 « autant fuir l’oracle »

 Les nombreux recours au discours direct permettent aussi de comprendre le langage comme porteur de clichés, quand les langues se rencontrent et ne se comprennent pas toujours :  

(un touriste en Grèce, pensant qu’Ernst ne comprend pas le français) : « Ah, t’as vu, c’est la famille de Boches ! ».

Un roman à découvrir…

RB

Sources :

  • J’apprends l’allemand, Denis Lachaud

https://www.researchgate.net/publication/375611691_L’idee_de_depart_pour_J’apprends_l’allemand_n’etait_pas_du_tout_l’Allemagne_ni_meme_les_langues_c’etait_d’ecrire_un_roman_sur_la_place_du_silence_dans_l’heritage_familial_-_Entretien_avec_Denis_Lachau