Journaliste, écrivaine, traductrice… À trente-sept ans, Nora Bouazzouni a déjà travaillé pour une vingtaine de médias de renom, publié trois livres, co-scénarisé et même joué dans deux webséries. Spécialiste des thématiques de genre et d’alimentation, qu’elle explore notamment à travers le cinéma et les séries télé, la jeune femme observe notre société au prisme multiple d’une identité franco-algérienne et queer – une voix intersectionnelle encore largement minorisée. Nous l’avons rencontrée autour de son premier ouvrage, intitulé Faiminisme, quand le sexisme passe à table, paru aux éditions Nouriturfu en 2017.
© Twitter de Nora Bouazzouni
Si elle devait essayer de cuisiner le patriarcat, Nora Bouazzouni l’assaisonnerait avec une sauce mayonnaise maison, « donc bien moutardée », ou bien une béarnaise, parce qu’elle « aime bien l’estragon ». S’il semble difficile de rendre une oppression appétissante, il y a néanmoins visiblement moyen de se saisir du sujet avec humour sans rien ôter à la justesse du propos. C’est en effet en quatre chapitres aux titres savoureusement sarcastiques (tels que « Madame est asservie ! », ou encore « Patriarchie Parmentier ») que son essai Faiminisme décrypte l’étroitesse des liens entre nourriture et misogynie. En s’attaquant à des questions plus épineuses les unes que les autres – de « Où se cachent les cheffes ? » à « Le féminisme est-il nécessairement végétarien ? », en passant par « À quoi ressemblerait une assiette masculine ? » – Nora Bouazzouni s’intéresse notamment aux injonctions liées à l’alimentation que subissent les femmes et personnes perçues comme telles, mais aussi à l’écoféminisme, à l’exploitation des femmes dans le système alimentaire mondial et à la grossophobie.
Alimentation et grossophobie : quand la société s’ingère dans l’assiette des femmes
C’est d’ailleurs l’expérience de cette discrimination qui lui a permis, très tôt, d’identifier le sexisme alimentaire. « Quand vous êtes une petite fille, vous voyez très tôt que la grosseur est indésirable. […] J’ai grandi dans une famille où il y avait des remarques grossophobes quotidiennes », confie la journaliste : à table, son père faisait régulièrement mention du poids de sa mère. « Ça vous force à y penser et ça vous met face à une violence, une violence qui est liée à l’alimentation puisque les remarques étaient liées à ce que ma mère mangeait. » Elle cite également les insinuations des collègues à la cantine, d’une boulangère qui l’a marquée quand elle était enfant, ou encore des serveurs dans les restaurants (« Plus souvent des serveurs que des serveuses », précise-t-elle). « C’est dingue, la sans-gênance des gens. Ce qui est le plus mesquin et le plus pernicieux, c’est les remarques qui ne parlent pas de votre corps… mais qui en parlent quand même ! À travers ce que vous allez mettre dedans. »
À l’école aussi, elle a été confrontée à la grossophobie, bien qu’elle n’en ait pas directement été la cible. Elle se souvient particulièrement des cours de sport en équipes, où les capitaines devaient choisir les élèves qui les rejoindraient. « Moi, j’étais choisie en avant-dernier, souvent. Parce que juste après moi, il y avait la fille grosse de la classe », raconte-t-elle avec une moue amère. Elle explique qu’il y a « une corrélation » entre le poids et « ce que vous valez au sens physique, que ce soit dans les yeux des garçons ou des filles, mais surtout des garçons » (et glisse par ailleurs qu’à l’époque, les enseignant•es d’EPS n’interrogeaient pas vraiment le « biais sexiste » qui se révélait dans le fait de désigner systématiquement des garçons pour diriger les équipes).
De Fantômette aux sitcoms américaines, le mépris des gros•ses dans la fiction
Dès le plus jeune âge, Nora Bouazzouni a aussi perçu l’omniprésence de cette discrimination que vivent les personnes grosses dans la littérature qu’elle consommait. Elle se rappelle notamment son malaise en lisant la célèbre série jeunesse Fantômette de Georges Chaulet (emblématique de la collection « Bibliothèque rose » chez Hachette), créée dans les années 1960 : « C’est hyper bien d’avoir une héroïne androgyne badass, mais le problème, c’est qu’on fait passer son physique souple, élancé, athlétique, comme une caractéristique, une vertu, morale. C’est pour ça qu’elle résout les enquêtes et qu’elle est plus intelligente que ses copines [dont l’une, Boulotte, est en surpoids, et l’autre, Ficelle, très mince, ndlr]… parce qu’en fait, c’est presque pas une fille ! », contrairement aux deux personnages secondaires qui incarnent les deux pôles opposés d’une féminité clichée et exacerbée. Finalement, à Fantômette, la journaliste préfère l’héroïne de la « Bibliothèque verte » Alice Roy (Nancy Drew en version originale), créée par le collectif d’auteur•ices Caroline Quine dans les années 1930. « On ne neutralise pas son genre pour dire que c’est pour ça qu’elle est maline. […] Donc pour moi, c’était moins problématique. »
Celle qui est entre-temps devenue spécialiste en séries télévisées souligne également la grossophobie plus ou moins latente dans cet autre champ de la culture mainstream. « Vous voyez bien de qui on se moque […], que dans les comédies américaines ou françaises, le personnage gros, c’est le personnage rigolo, maladroit… et qui ne fait que manger ! Et il est un peu sale […], donc c’est jamais quelqu’un qui est montré comme courageux, qui a de l’agentivité [terme popularisé par lae sociologue Judith Butler et qui désigne la puissance d’agir, ndlr], voire qui est désirable… Ou alors c’est le geek, donc qui est intelligent, mais pas sexy, un peu bébête, un adulescent alors qu’il a 45 ans… Donc ce sont toujours des gens qui sont moqués, ou bien qui sont des faire-valoir du héros ou de l’héroïne. »
Des modèles féminins encore largement imparfaits, notamment pour les enfants
Nora Bouazzouni soulève également de nombreux autres aspects questionnables des représentations féminines dans la fiction jeunesse, et notamment dans les dessins animés – dans lesquels elle baignait étant enfant, puisque sa mère est nourrice. Elle se souvient particulièrement du jour où elle a été frappée par le personnage de Lili dans Franklin : « C’était la énième fois qu’elle était insupportable, c’était le stéréotype de la mean girl » (du personnage féminin dont le seul rôle est de semer la discorde dans le groupe d’ami•es, ndlr). Dans d’autres séries, on remarque immédiatement le « syndrome de la Schtroumpfette » (la seule fille dans un groupe de garçons, qui incarne à elle seule la féminité de la bande alors que les personnages masculins ont, eux, une réelle individualité, ndlr). Même dans des séries comme La Pat’ Patrouille qui respectent une parité de genres dans les personnages, le héros est systématiquement un garçon. « De toute façon », précise-t-elle, « pour moi… c’est une série problématique de droite. Pro-flic, etc. J’espère qu’il y a des gens qui font des thèses là-dessus ! »
Elle met en lumière cette focalisation sur les protagonistes masculins grâce à la « théorie du sac à main » développée par l’Américain Paul Feig, réalisateur du film Mes meilleures amies (Bridesmaids en version originale) : si un couple hétérosexuel entre dans une boutique de prêt-à-porter, la femme ne verra aucun problème à porter le sac à dos de son compagnon sur son épaule le temps que celui-ci essaye un vêtement. Au contraire, si c’est elle qui doit confier son sac à main à son partenaire, il prendra bien soin de le poser à ses pieds afin que tout le monde puisse constater qu’il ne lui appartient pas. Pour Paul Feig, c’est un mécanisme identique qui conduit le cinéma à préférer produire des personnages principaux masculins : les femmes n’ont pas de souci à se déplacer pour voir un film sans héroïne, alors que les hommes ne s’intéressent qu’à ceux qui mettent en scène un héros. Pour Nora Bouazzouni, le genre féminin est par essence « excluant » pour les hommes, qui se perçoivent eux-mêmes comme le genre neutre. C’est pourquoi beaucoup se sentent mis de côté lorsqu’on utilise l’écriture inclusive, notamment face à des pratiques comme l’accord de proximité, ou même par les réunions en non-mixité… alors qu’ils ne comprennent pas forcément ce que les femmes peuvent reprocher à la composition du CAC40, ironise la journaliste.
Combler le manque d’appétence universitaire pour le genre comme angle d’étude
Lorsque la toute jeune maison d’édition Nouriturfu, qui n’avait alors publié qu’un seul ouvrage, l’a contactée pour lui proposer d’écrire un livre qui mêlerait les thématiques de genre et d’alimentation, Nora Bouazzouni avait donc déjà beaucoup de raisons de s’exprimer… mais elle avait aussi le « syndrome de l’impostrice ». Et puis, « j’ai ouvert un Word, j’ai gratté trois pages d’un coup et je me suis dit “Ouais, je crois que j’ai des trucs à dire là-dessus, en fait” », sourit-elle. Son deuxième livre, paru sous le titre de Steaksisme, en finir avec le mythe de la végé et du viandard (Nouriturfu, 2021), c’est elle qui en a eu l’idée, pour compléter le premier dans lequel elle n’avait pas eu suffisamment d’espace pour développer tous ses arguments.
Pour elle, l’engouement autour de son premier essai vient d’abord d’un étonnant et persistant manque d’exploitation du croisement entre genre et nourriture dans la littérature scientifique en France. En effet, les sources qu’elle a utilisées pour ses recherches sont majoritairement anglophones. « En France, il n’y a surtout pas beaucoup de sociologues de l’alimentation. Oh, il y en a qui sont très connus, et qui ont d’ailleurs tous des noms d’animaux », s’amuse-t-elle (mentionnant notamment Jean-Pierre Poulain), « mais dans leurs bouquins, le genre n’est pas hyper fouillé. » En s’entretenant avec des enseignant•es-chercheur•euses spécialistes de l’alimentation, elle a réalisé qu’ils et elles avaient en fait un certain désintérêt pour l’aspect genré de leur sujet de prédilection, alors même que celles et ceux qui travaillent par exemple sur les troubles du comportement alimentaire ne voient « presque que des patientes » (elle insiste sur le féminin).
De plus en plus de porosité entre les milieux universitaire et journalistique
Ces échanges pouvaient d’ailleurs mener à des situations presque absurdes, où la journaliste se voyait exposer des arguments qu’elle avait elle-même écrits des années auparavant, par des universitaires qui avaient le sentiment de les avoir découverts de leur propre chef à l’instant même. Elle parle même, en riant, d’une sorte d’« universitairesplaining » inconscient (néologisme formé sur le modèle du mansplaining développé par les mouvements féministes, qui désigne la façon que peuvent avoir les hommes d’expliquer aux femmes des sujets qu’elles maîtrisent très bien, ndlr). « J’étais assez vexée », admet-elle, « parce que j’ai découvert que le milieu universitaire qui s’intéresse au sujet de l’alimentation n’avait pas lu mes bouquins. […] En fait, ils ne vont pas chercher à lire d’autres gens qu’eux-mêmes. Ils ne s’intéressent pas à ce qui peut sortir qui n’est pas écrit par un de leurs pairs. Et j’ai trouvé ça terrible. »
Toutefois, Nora Bouazzouni se félicite que cette barrière hermétique entre travail de recherche et travail journalistique se voie être petit à petit déconstruite, notamment par la transformation du secteur de l’édition. Si elle regrette, bien sûr, que l’économie du livre demeure « une catastrophe », elle applaudit l’élargissement de maisons d’édition spécialisées dans la recherche à des journalistes et militant•es, de même que la croissante publication d’essais universitaires chez des éditeurs généralistes. « Ça rend accessible une certaine forme de littérature, et surtout, je pense que ça change la manière dont certains et certaines chercheur•euses écrivent aussi. Parce qu’on voit aussi de plus en plus de personnes dont c’est le métier, la recherche, qui écrivent des livres accessibles pour le public, et non plus pour elles-mêmes, pour le milieu. »
Faiminisme : une boîte à outils accessible et militante
Un jour, en dédicace, une très jeune étudiante a confié à Nora Bouazzouni que la lecture de Faiminisme l’avait bouleversée, et surtout, qu’elle en ressortait avec des outils et des chiffres pour contrer les remarques sexistes de sa famille. « J’aimais cette idée-là, de donner de quoi pouvoir répondre », souligne la journaliste. « Moi, c’est ça que j’aime bien quand j’écris des livres, c’est que ce soit une forme de boîte à outils. »
C’est l’une des choses qui expliquent que la question de l’accessibilité lui tenait à cœur dès les prémices de l’écriture de son premier essai. Elle relie également cet objectif à son parcours dans le métier. Formée à France info, où elle a obtenu son premier poste de journaliste, elle a participé au lancement du site web dont le « mot d’ordre [était] d’être accessible », pour remplir sa mission de service public. Mais elle avait aussi une autre source de motivation, plus personnelle : « J’avais envie que mes livres soient accessibles aussi à mes parents », explique-t-elle, « qu’ils puissent lire mes livres, qu’ils ne se sentent pas bêtes devant des mots et qu’ils comprennent tout ce qui est écrit. » Elle ajoute qu’elle « espère écrire toujours des livres qui seront accessibles à tout le monde », même si elle concède que son troisième essai l’est probablement un peu moins.
Elle est en effet issue d’un milieu ouvrier ; ses parents ne lisaient pas la presse, « à part 20 minutes dans le métro à l’époque », et écoutaient RTL2, « pas de radio d’intellectuel•les ». Sa mère adorait cependant lire d’autres registres, notamment des romans policiers. C’est d’elle que la jeune femme tient le goût de la lecture, depuis toute petite. Adolescente, en plus de Jeune et Jolie, Nora Bouazzouni lisait d’ailleurs les magazines auxquels sa mère était abonnée. Femme actuelle était le seul féminin, selon elle « un peu “moins pire” que les autres [concernant la grossophobie], mais qui reste un féminin typique qui vous parle uniquement d’un point de vue hétérosexuel, avec que des femmes blanches dedans ». Elle note que « maintenant, ça s’est un peu amélioré, mais ça parle toujours de minceur, d’avoir l’air plus jeune et de minceur ». Une raison de plus d’écrire Faiminisme.
Entre sentiment d’illégitimité et désir d’authenticité
Nul doute que l’efficacité de ce court essai d’une centaine de pages tient en partie à son style simple et direct. Nora Bouazzouni revendique cette spécificité journalistique en relatant qu’elle s’est retrouvée bloquée au beau milieu de la rédaction de l’ouvrage, quand elle a réalisé qu’elle « se regardait écrire », et qu’elle n’a réussi à retrouver l’inspiration qu’en acceptant de se détacher des tournures d’universitaire qu’elle cherchait à reproduire : « À un moment donné, je me suis prise trop au sérieux. J’étais en train de m’auto-congratuler. Et c’est pas moi ça, je fais pas ça pour ça. Donc j’ai tout effacé et j’ai réécrit comme c’est. » Elle doit en partie sa confiance en son approche de l’écriture à son expérience chez Slate, où elle a travaillé en tant que traductrice avant de devenir journaliste, et où « il n’y avait pas ce truc où on se prend méga au sérieux ».
Et la touche humoristique, justement ? « C’est parce que c’est mon caractère, c’est comme ça que je parle, c’est comme ça que je suis. Je fais des blagues et j’avais pas envie d’endosser un rôle. » C’est d’ailleurs son authenticité que recherchait avant tout sa maison d’édition, qui appréciait particulièrement sa plume. « Je n’avais pas envie d’écrire un livre de sociologue, car je ne suis pas sociologue, et je ne suis pas universitaire non plus, je ne suis pas une chercheuse. Donc c’est un livre de journaliste », affirme-t-elle.
Un livre qui est né, entre autres choses, d’un sentiment d’illégitimité qu’elle ressentait plus jeune face aux productions littéraires dans le domaine des sciences sociales. « J’avais vraiment l’impression que pour lire des essais, notamment de sociologie, il fallait avoir fait des études de sociologie, ou bien être dans l’élite, les classes dominantes parisiennes qui lisent Le Monde, qui écoutent France Inter et France Culture », explique-t-elle. Celle qui, entre-temps, a travaillé pour Mediapart, Urbania ou encore Rue89, a mis un terme à ses études après une licence d’anglais – plus tard que ses parents, qui ont arrêté l’école à quatorze ans –, n’a « aucun background » en sociologie et n’a pas non plus fait d’école de journalisme. Si elle a toujours aimé lire de la fiction, elle a très longtemps pensé que la littérature scientifique n’était pas à sa portée, « que c’était juste pour les universitaires, et surtout pour les bourgeois », et qu’elle ne la comprendrait pas si elle essayait. En tout cas, précise-t-elle, elle est « très contente de vivre à une époque où les journalistes peuvent écrire des livres ».
Des conseils pour se détacher des injonctions sur le physique des femmes ?
Elle semble amusée par la question. « J’ai pas de conseils… Quand t’es journaliste, t’es dans les constats, pas les conseils. C’est les magazines féminins qui donnent des conseils. » Elle considère qu’il est « impossible » et même « obscène et indécent » de conseiller les femmes pour qu’elles puissent s’émanciper de leur inquiétude concernant leur physique, « dans une société qui te dit que de toute façon, ton corps est en travaux perpétuels et il ne sera jamais assez bien, […] donc continue de te sentir comme une merde parce que ça arrange bien l’industrie cosmétique, le capitalisme et le patriarcat. Parce que si on a trop confiance en nous… ça risque de faire des étincelles. »
Sa propre apparence physique, « à titre très personnel », elle nous avoue que plus elle « vieillit », plus elle « s’en bat les steaks ». Elle a cependant aussi conscience que ce n’est pas immuable, surtout que de nombreuses femmes sont angoissées à l’idée de prendre de l’âge. « Je serais bien mal placée, vu la gueule que j’ai, de donner des conseils à des femmes qui ont peur de vieillir. Reparlons-en dans 10 ans ! » Elle a du moins arrêté de vouloir incarner la féminité consensuelle, par exemple, en abandonnant les vêtements inconfortables. Un choix éclairé auquel la société la renvoie pourtant en permanence. « Mes cheveux courts, on m’en parle tout le temps ! J’ai les cheveux courts depuis 2009 ou un truc comme ça, et on m’en parle tout le temps. On me dit que c’est courageux d’avoir les cheveux courts pour une fille. » La « terreur » qu’éprouvent les femmes en s’imaginant couper leurs cheveux l’intéresse beaucoup. « Est-ce que les hommes sont terrifiés d’aller chez le coiffeur ? » insiste-t-elle. « On met notre féminité dans tellement de choses physiques. Les hommes mettent leur masculinité dans tellement de choses pas forcément physiques. »
Alors non, Nora Bouazzouni n’a pas de conseils à vous donner pour arrêter de vous prendre la tête avec votre corps… mais beaucoup de réflexions à soulever concernant l’intérêt qu’on peut trouver à maîtriser la performance de genre. « Parfois, j’ai envie de performer ce rôle-là [de la féminité stéréotypée] », concède-t-elle. « Mais juste pour moi. […] Après, j’ai jamais été dans l’hyperféminité, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé mais ça ne marche pas, c’est pas moi. »
La performance de genre, entre un atout et une question de survie
Dans notre société actuelle, si la performance de genre peut être perçue comme un jeu, elle peut même se révéler utile dans certaines situations, notamment dans le cadre professionnel. « Parfois, je performe la féminité traditionnelle quand je suis avec des interlocuteurs que j’ai envie de convaincre… Quand je vais être avec des vieux hommes blancs cis [non trans, ndlr] », précise la journaliste. « Je vais être hyper souriante et leur dire des trucs quand même un peu hardcore. Ça permet de faire passer des messages. […] C’est une violence ! Je ne dis pas le contraire. Mais il y a des endroits et des situations où ça peut nous être favorable. » Elle rappelle toutefois que pour nombre de personnes, l’enjeu de cette performance est tout autre : c’est parfois « une question de survie », comme cela peut par exemple être le cas pour certains hommes homosexuels considérés comme « efféminés », qui se contraignent à changer de voix ou de démarche lorsqu’ils rentrent chez eux pendant la nuit, afin d’éviter d’être passés à tabac s’ils sont perçus comme manquant de virilité. Nora Bouazzouni rapproche ce phénomène du code-switching employé par les personnes Noires aux États-Unis, qui naviguent par exemple entre plusieurs registres de langue selon si elles sont en compagnie de leur communauté ou si elles s’adressent à des personnes blanches. En France, dit-elle, un mécanisme similaire peut s’appliquer pour les hommes racisés (pouvant subir du racisme) lors des contrôles de police.
Elle a elle-même expérimenté l’exclusion au sein de la communauté LGBT+ dont elle fait partie, particulièrement au moment où elle a quitté sa province d’origine pour monter à Paris, car elle n’en possédait pas encore les codes. « À l’époque, je me suis rendu compte que j’étais trop féminine pour le milieu lesbien. J’ai entendu des phrases comme – vraiment, je l’ai entendue, cette phrase, en soirée : “C’est qui, la petite hétérote qui s’est perdue ?” Alors que moi, enfin, j’étais contente d’avoir une communauté », raconte-t-elle. Selon elle, les cercles lesbiens, où l’androgynie est largement majoritaire, ne sont pas non plus exempts de discrimination : il y a « des codes qui sont excluants depuis très longtemps. Ça existe depuis le vingtième siècle, l’exclusion des lipsticks et des fems [termes qui désignent les lesbiennes dont l’expression de genre est plus féminine, ndlr]. C’est de la femphobie, finalement. » Dans ce milieu, explique la jeune femme, la discrimination qui subsiste est aussi particulièrement liée au poids. « Moi, je suis bie, mais il y a beaucoup de grossophobie dans les milieux lesbiens aussi. Toutes les femmes gouines qui sont grosses en parlent. Toutes les femmes qui ne sont pas conformes. [Le terme « gouine » n’est ici pas utilisé dans un sens péjoratif, mais dans une logique de retournement de stigmate fréquente dans la communauté LGBT+, ndlr] Les gouines grosses, les bies grosses et les pans grosses le disent toutes, il y a une vraie grossophobie. Même dans les milieux queer, il y a de la grossophobie, mais comme il y a de la transphobie, comme il y a du racisme, du validisme… Évidemment, ce n’est pas un milieu qui est totalement hermétique aux discriminations quelles qu’elles soient. »
Après deux essais consacrés à la question de l’intersection entre genre et alimentation, Nora Bouazzouni se concentre dans son troisième livre sur la relation entre nourriture et domination économique. Mangez les riches, la lutte des classes passe par l’assiette est en librairie depuis le mois d’octobre.
Entretien : ETR & PAL
Texte : PAL