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Compte-rendu de lecture du n°18 : « Les politiques linguistiques et la langue de la politique : l’allemand et le kiswahili dans l’Afrique Orientale Allemande, 1885-1918. », Kyra Levine.

Thèse dirigée par le Prof. Dr. Andreas Eckert (Humbold-Universität zu Berlin) et la Prof. Fr. Céline Trautmann-Waller (Université Sorbonne Nouvelle). Soutenue le 7 décembre 2015 par Kyra Levine.

Dans sa thèse en Histoire soutenue en 2015 à l’Université Sorbonne Nouvelle, Kyra Levine s’attelle à un sujet passionnant mais largement méconnu : le choix du kiswahili comme langue administrative et d’instruction dans l’Afrique Orientale Allemande (Deutsch Ostafrika). 

Le kiswahili est la langue africaine la plus enseignée dans le monde, langue véhiculaire en Afrique de l’Est, langue de travail de l’Union africaine. C’est une langue bantoue dont les locuteurs se concentrent en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie, à l’île de Zanzibar et aux Comores, sans oublier au Rwanda, au Burundi, en Somalie, en Zambie et en Afrique du Sud. Née du brassage des populations littorales commerçant avec le golfe arabo-persique et l’Inde, son extension a été favorisée par plusieurs facteurs. D’une part, la traite des esclaves a fait du kiswahili la langue des négriers se déplaçant entre la côte et les terres, contribuant à sa diffusion. D’autre part, les Etats nouvellement indépendants de la Tanzanie (1961) et du Kenya (1963) ont voulu concurrencer l’anglais et construire une nation autour de leur langue propre et prestigieuse, le kiswahili.

L’expansion de l’aire linguistique swahilie tient également aux politiques linguistiques de l’administration coloniale allemande de la région. Les colonies allemandes sont nées d’initiatives d’individus portés par le projet de créer des colonies de peuplement allemandes ; ils craignaient en effet que les nombreux Allemands émigrant vers le continent américain perdent leur « germanité »  en s’assimilant à la culture de leur pays d’accueil. Otto von Bismarck, chancelier du Deuxième Reich entre 1871 et 1890, cerveau de la politique intérieure et étrangère du nouvel Etat, dut néanmoins composer avec les lobbys en faveur de la colonisation, menés par des personnages excentriques, comme Carl Peters. Le chancelier ne souhaitait initialement pas créer des colonies outre-mer, car elles seraient un poids économique considérable pour une Allemagne qui s’industrialisait lentement et une source de tensions probable avec la Grande-Bretagne, qui voulait contrôler l’Afrique du Caire au Cap. Carl Peters, aventurier et membre d’un club prônant la création de colonies de peuplement, alla néanmoins de l’avant : il fit signer dès 1884 des contrats de cession de territoire à des chefs de la côte au nom du gouvernement allemand et mit Bismarck devant le fait accompli. Celui-ci voulut brider Peters et mit les nouveaux territoires allemands sous le contrôle de la Deutsch-Ostafrikanische Gesellschaft, la Compagnie de l’Afrique Orientale Allemande, créée à l’occasion en 1887. Un soulèvement d’ampleur l’année suivante entraîna la prise en main de la colonie par le gouvernement allemand, qui envoya alors des administrateurs sur place. L’administration coloniale dans toutes les colonies allemandes se caractérisa par une forte autonomie locale, due à une décentralisation et à l’absence de politique globale impulsées par Berlin. Ainsi, tandis que le général Lothar von Trotha, qui faisait face à des résistances de la part des populations des Hereros et des Namas dans la colonie Deutsch Südwestafrika (l’actuelle Namibie), ordonna l’extermination de ces peuples (1904-1908), le gouverneur de Samoa entre 1900 et 1912, Wilhelm Solf adopta les coutumes locales de l’île. La marge de manœuvre des gouvernants locaux était donc grande.

La politique linguistique des autorités locales en Afrique orientale allemande peut paraître surprenante aux lecteurs et lectrices contemporaines : là où les empires coloniaux français et britannique privilégiaient la langue métropolitaine dans l’administration de leurs colonies et l’instruction des colonisés, le choix des gouverneurs allemands de la Deustch Ostafrika se porta sur le kiswahili. Ils étaient en effet démunis face à la multiplicité des langues parlées en Afrique de l’Est, et ils considéraient le kiswahili comme la langue d’une civilisation plus « avancée » que ses voisines, en raison de son cosmopolitisme et ses productions littéraires. Un nationalisme sous-jacent est aussi à l’œuvre dans cette stratégie, puisque les colons gardaient le monopole de la langue allemande, contribuant ainsi à les séparer clairement des colonisés, car certains Allemands craignaient une Verkafferung, une dégénération de la soi-disant pureté allemande au contact des populations indigènes. Enfin, les Allemands ne prétendaient pas être porteur d’une quelconque « mission civilisatrice » qui imprégnait le discours colonial français ; leur but était d’exploiter le plus efficacement possible la main-d’œuvre locale, en s’assurant qu’ils connaissaient tous la même langue. 

Cette politique linguistique n’alla pas sans susciter de résistances de la part de missionnaires préférant l’enseignement des langues tribales, moins « islamisées » que le kiswahili, et de patriotes enthousiastes. Elle fut aussi un outil dont les colonisés tirèrent profit. En effet, le système éducatif en kiswahili favorisa la création d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie africaine éduquées, dont la conscience nationale se développa progressivement et joua un rôle clé dans la création du nouveaux Etats-nations. 

En effet, après sa défaite lors de la Première Guerre Mondiale, l’Allemagne dut céder ses colonies à ses vainqueurs : la Deustch Ostafrika fut divisée entre les Belges, qui s’emparèrent du Rwanda-Urundi, le Portugal, qui obtint la région du Kionga, et les Britanniques, qui reçurent le reste qu’ils baptisèrent Tanganyika ; l’archipel de Zanzibar obtint le statut de protectorat, soit le maintien du gouvernement local, combiné à la mainmise britannique sur la politique étrangère et militaire. Le Tanganyika obtint son indépendance en 1961, le Zanzibar s’émancipa en 1963 de la tutelle britannique ; en 1964, les deux nouveaux Etats, ainsi que leurs noms, fusionnèrent pour former la Tanzanie. Le premier président tanzanien Julius Nyerere, au pouvoir entre 1964 et 1985, s’appuya tout particulièrement sur le kiswahili pour consolider ce nouvel Etat-nation, dont le modèle théorique suppose une cohésion de ses citoyens autour d’une identité commune. 

La thèse de Kyra Levine a le mérite de mettre en en lumière un pan méconnu de l’histoire coloniale allemande et de l’histoire du kiswahili. Car la période 1885-1918 est charnière pour comprendre le temps de la décolonisation et l’instauration d’Etats-nations dans la région Est-Africaine. En outre, l’histoire coloniale allemande amène à s’interroger sur les formes prises par le colonialisme allemand. La redécouverte du génocide des Herero et des Namas entraîna une réflexion sur les violences d’Etat perpétrées à large échelle, répétées avec l’Holocauste. En outre, les entreprises coloniales allemandes extra-européennes ne doivent pas faire oublier que l’Allemagne était un empire continental bien avant de s’aventurer outre-mer, que ce soit sous la forme du Saint-Empire-Romain Germanique, dissous en 1806, ou du Deuxième Reich (1871-1918). L’aspiration à l’expansion allemande, dans des buts de puissance, de prospérité ou de sécurité, visait autant les territoires d’Europe centrale que l’outre-mer. La Weltpolitik, soit l’acquisition de colonies extra-européennes grâce à une puissante force navale, et la Ostpolitik, soit la perception que la région de Mitteleuropa était l’espace impérial allemand, étaient donc intimement liées.

Kyra Levine procède de manière progressive et rigoureuse. Après avoir mis en contexte le colonialisme allemand, elle s’interroge sur l’usage imposé du kiswahili dans l’administration et dans l’éducation. Elle se tourne ensuite vers l’usage qu’en ont fait les colonisés. Enfin, elle fait le point sur les conséquences de l’emploi généralisé du kiswahili dans la période suivant la domination allemande. Pour ce faire, elle a minutieusement épluché de nombreuses archives à Berlin et à Dar es Salaam, des sources qui émanaient notamment de l’administration de la colonie d’Afrique orientale allemande : des décrets administratifs, des lois, des mémorandums, des transcriptions de réunions, des programmes éducatifs. Elle s’est heurtée à la multiplicité et l’autonomie des autorités allemandes, édictant des décrets ponctuels au gré des circonstances, rendant difficile de donner une vue d’ensemble de la situation. Elle parvient néanmoins à mettre en lumière, de manière synthétique et claire, les politiques linguistiques à l’œuvre dans l’Afrique orientale allemande, leurs enjeux, et leur portée.

THG

Sources iconographiques

  • https://www.axl.cefan.ulaval.ca/monde/swahili.htm
  • https://de.wikipedia.org/w/index.php?curid=5967467