Le plurilinguisme ne se résume pas à la capacité de parler plusieurs langues. Il ouvre des portes sur de multiples opportunités, une richesse culturelle et identitaire, mais aussi parfois des défis. Pour explorer les réalités et nuances de cette expérience, nous avons interrogé cinq jeunes adultes aux parcours plurilingues divers : Marlène, Manon, Léa, Morgane et Hüseyin. Leurs réponses révèlent des histoires uniques, même si nous pouvons remarquer certaines similitudes. Chaque témoignage nous montre une de ces multiples dimensions du plurilinguisme.
Présentation des participants
Marlène : Étudiante en troisième année d’études franco-allemandes à la Sorbonne Nouvelle, Marlène a grandi à Paris dans une famille franco-allemande. Élevée dans un environnement bilingue dès son plus jeune âge, elle a fréquenté des établissements scolaires valorisant les deux langues, comme le jardin d’enfants allemand et une école privée allemande. Son choix d’études supérieures montre son attachement au plurilinguisme, de même que son travail en dehors des études : elle travaille comme animatrice dans des échanges franco-allemands pour les jeunes (BILD/GÜZ).
Manon : Originaire d’Allemagne, Manon est née et a grandi dans une famille franco-allemande où le français était présent, mais où l’allemand dominait. Après avoir bien appris le français académique au collège et au lycée, elle a décidé de poursuivre ses études supérieures en France pour se reconnecter avec son identité franco-allemande. Aujourd’hui, elle vit à Paris et fait sa licence dans le domaine des relations franco-allemandes.
Léa : Étudiante en biochimie en Allemagne, Léa est née d’une mère française et d’un père allemand. Ayant grandi dans un environnement bilingue, elle a toujours navigué entre les deux langues dans sa vie quotidienne, même si, avec l’âge, l’allemand a pris le dessus. Elle considère le plurilinguisme comme un atout essentiel, que ce soit dans sa vie personnelle ou dans sa carrière scientifique.
Morgane : Née à Potsdam en Allemagne, sa famille a rapidement quitté le pays pour vivre au Monténégro en raison du travail de sa mère. Après deux ans, ils sont revenus en Allemagne où Morgane a fréquenté un jardin d’enfants forestier avant de déménager à ses cinq ans en France où elle a été inscrite dans des établissements franco-allemands. Après son baccalauréat, elle est allée en Italie pour travailler en tant que jeune fille au pair. À son retour, elle a commencé des études franco-allemandes. Passionnée par l’apprentissage des langues, elle en parle plusieurs : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien et l’espagnol.
Hüseyin : Né en Allemagne de parents turcs-azéris, Hüseyin incarne une identité plurilingue marquée à la fois par la richesse et des défis sociaux. Élevé dans un environnement où le turc et l’azéri étaient les langues principales, il a appris l’allemand en entrant au jardin d’enfants. Aujourd’hui, étudiant en médecine, il utilise son plurilinguisme entre autres pour communiquer avec des patients.
Le plurilinguisme dans la famille
La transmission des langues au sein de la famille est le fondement des parcours plurilingues. Pour Marlène, dont la mère est allemande et le père français, la pratique quotidienne des deux langues était naturelle : « Mes parents ont toujours poussé le fait que je parle couramment les deux langues. Mon père a encouragé le fait que je parle allemand avec ma mère alors qu’il ne parle pas la langue et ils m’ont inscrite dans des institutions où je pratique les deux langues. […] Mes parents ont vraiment encouragé le développement de mon plurilinguisme.»
Manon a vécu une dynamique légèrement différente. « Ma mère nous parlait toujours en français, à mon frère et à moi, mais nous lui répondions systématiquement en allemand. Ce n’est qu’à partir de la cinquième que j’ai réellement appris à lire et à écrire en français. » Elle souligne l’importance des rituels familiaux pour construire une identité franco-allemande au lieu de grandir dans seulement une des deux cultures : « Ma mère tenait toujours à ce que mon frère et moi ne grandissions, ni dans une culture allemande ni dans une culture française, mais dans une culture franco-allemande. Nos deux parents ont tout fait pour que nous soyons familiers avec les deux cultures et les deux langues. Chez nous, on mange typiquement français, mais les fêtes sont célébrées selon les traditions allemandes. »
Pour Hüseyin, la maison était un refuge linguistique et culturel. « Mes parents parlent turc et azéri à la maison. Ces langues sont celles de la tendresse et de l’intimité, tandis que l’allemand est resté longtemps la langue de l’extérieur. Il représente mes amitiés, mon parcours académique et mes loisirs. » Cependant, il ajoute que cette richesse linguistique n’a pas toujours été valorisée : « À l’école, j’avais souvent l’impression de devoir prouver que je parlais bien allemand et que j‘étais à ma place. Des fois, le plurilinguisme me marginalisait donc plus qu’autre chose. »
Le rôle de l’éducation dans le développement plurilingue
Le choix des institutions scolaires est souvent déterminant pour cultiver le plurilinguisme. Marlène a été scolarisée dans des établissements valorisant les deux langues : « Durant tout mon parcours, école maternelle, école et université, j’ai suivi un cursus avec l’allemand. J’étais à l’AJEFA, jardin d’enfant allemand à Paris, et dans mon école, j’étais inscrite dans la section allemande pour langue maternelle. Aujourd’hui, je fais des études franco-allemandes et j’ai passé un an d’Erasmus en Allemagne […] L’allemand et le français font partie de ma vie, car j’ai grandi avec un mélange de ces deux cultures. Je m’identifie toujours en tant que franco-allemande. »
Morgane, qui a grandi dans plusieurs pays, souligne les différences marquantes entre les systèmes éducatifs : « En Allemagne, j’étais dans une école maternelle forestière où l’apprentissage se faisait à travers la nature. En France, l’approche était beaucoup plus stricte. J’ai l’impression qu’en Allemagne, on encourage beaucoup plus l’individualité, la créativité et l’autonomie des enfants. Ces contrastes m’ont choquée quand je suis venue en France. »
Léa, qui étudie aujourd’hui la biochimie, met en avant le fait que le bilinguisme peut impliquer certains défis dans le cadre scolaire : « Être bilingue a aussi généré beaucoup de pression. Mes professeurs et les autres élèves avaient des attentes élevées à mon égard. Cette pression se traduisait souvent par la nécessité de toujours obtenir de bonnes notes et de prouver constamment mes compétences dans cette langue. » Elle souligne néanmoins aussi les avantages pour ses études de biochimie : « Dans les laboratoires et les projets de recherche, il est courant de travailler en groupes composés de personnes venant du monde entier. Ma maîtrise de l’allemand et du français, en plus de l’anglais scientifique, facilite la communication et l’intégration dans ces équipes multiculturelles. »
Plurilinguisme et crise identitaire
Le lien entre langues et identité revient souvent dans les témoignages. Marlène considère son bilinguisme comme une richesse : « Je n’ai jamais ressenti de crise identitaire liée à mes deux cultures. Au contraire, j’ai toujours été plus que fière d’être franco-allemande. C’est une de mes plus grandes fiertés. »
Pour Manon, en revanche, cette dualité a parfois été difficile à gérer : « La plus grande crise identitaire, c’est plutôt de se demander où on veut vivre/travailler. Quand je suis en Allemagne, la France me manque, et quand je suis en France, c’est l’inverse (on ne peut pas se couper en deux…). C’est une question à laquelle je n’ai pas encore de réponse. » Elle évoque aussi les moqueries qu’elle a subies : « Quand j’étais élève, ça me dérangeait lorsque les professeurs ne pouvaient pas prononcer mon nom correctement (j’ai un prénom français) […]. J’avais aussi des camarades de classe qui se moquaient souvent des Français. […] [Ça] m’a toujours perturbée, et je préférais avoir un prénom allemand. »
Hüseyin, de son côté, a subi des stéréotypes et des discriminations liés à son origine : « Il est rare qu’on m’ait directement adressé des propos racistes en face. Cependant, on ressent subtilement qu’on est perçu différemment et désavantagé. J’ai toujours eu le sentiment de devoir m’affirmer davantage. Chez mes parents, j’ai remarqué qu’ils avaient beaucoup plus de difficultés à trouver un logement que d’autres. La recherche d’emploi n’a pas été facile non plus, surtout pour ma mère, qui porte en plus un voile. […]
Il se sent toujours comme déchiré entre deux mondes : « Personnellement, même si je maîtrise mieux la langue allemande, je ne me sens pas vraiment allemand. Si quelqu’un me demande d’où je viens, je répondrai toujours d’abord : « de Turquie ». Je pense que cela vient simplement de mon apparence et du fait qu’en tant que personne d’origine turque, on n’est jamais pleinement accepté comme allemand en Allemagne. De plus, il y a beaucoup de choses en Allemagne avec lesquelles je ne m’identifie pas du tout : la nourriture, la religion, les coutumes… mais surtout, la manière dont les Allemands sont souvent réservés, froids et distants, ce qui est très différent de ce que je connais dans ma famille ou dans la communauté turque.
D’un autre côté, je ne peux pas non plus me qualifier vraiment de Turc, car je ne suis allé en Turquie qu’en vacances et je n’y ai jamais vécu. Par ailleurs, je ne pense pas parler la langue suffisamment bien pour me considérer comme Turc. En Turquie, tout le monde entend immédiatement à mon accent que j’ai grandi en Allemagne. Mon style vestimentaire, ma manière d’être et mes habitudes me font aussi remarquer comme Allemand en Turquie. Dans les deux pays, on se sent un peu chez soi, mais aussi un peu étranger. Je crois que toute la communauté turco-allemande partage ces problèmes d’identité. »
Les avantages et défis du plurilinguisme
Tous les interviewés s’accordent sur le fait que le plurilinguisme présente des avantages professionnels. Léa souligne son importance dans ses études : « Le plurilinguisme m’offre des opportunités dans le domaine scientifique et professionnel, particulièrement en biochimie, où la collaboration internationale et la communication jouent un rôle central. » Hüseyin évoque l’idée que le plurilinguisme lui permettrait de plus facilement comprendre les terminologies dans le milieu médical et de communiquer avec des patients, notamment ceux d’origine turque.
Morgane, quant à elle, sent que les langues la poussent vers de nouvelles expériences: « Mon bilinguisme m’a donné la confiance nécessaire pour partir en Italie comme fille au pair. Même si je ne parlais pas encore l’italien du tout, je savais que je pouvais m’adapter grâce à mes compétences en langues. »
Cependant, les défis persistent, notamment en termes de pression scolaire, comme Léa nous l’a raconté. Manon aussi confie : « Je me suis souvent sentie mal à l’aise en cours, parce que les professeurs et mes camarades partaient du principe que je savais déjà tout, ce qui n’était absolument pas le cas. Il y a plein de choses que j’ai apprises à l’école, et cette pression, les attentes des autres, ça m’a souvent gênée et stressée. »
Similitudes et différences
Malgré la diversité de leurs parcours, les interviewé.e.s partagent plusieurs points communs. En réponse à la question « Si tu devais définir le plurilinguisme en trois mots, lesquels choisirais-tu et pourquoi ? », tous mettent en avant l’ouverture d’esprit et la tolérance qu’apporte le plurilinguisme. Nous pouvons également remarquer que, pour répondre à cette question, les participants ont tous employé des termes avec une connotation très positive.
Cependant, leurs expériences varient en fonction de leurs contextes sociaux et familiaux. Marlène et Morgane ont bénéficié d’environnements valorisant leur bilinguisme, tandis que Hüseyin a dû surmonter des obstacles sociaux liés à ses origines. Manon et Léa, quant à elles, évoquent la pression liée aux attentes élevées des enseignants et de la société.
Conclusion
Ces récits montrent que le plurilinguisme est bien plus qu’une compétence linguistique : il façonne les identités, influence les parcours professionnels et nourrit une vision du monde plus large. Chaque interviewé incarne à sa manière la richesse et les défis de cette réalité.
Dans un monde marqué par la mondialisation et ainsi de plus en plus d’échanges interculturels, le plurilinguisme apparaît comme un outil précieux. Comme Hüseyin le dit si bien : « Parler plusieurs langues, c’est élargir nos perspectives. Chaque langue que vous apprenez enrichit votre vision et votre capacité à comprendre l’autre. »
WR